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L'etincelle des chômeurs

Libération: Les jours noirs d’un quotidien

9 Février 2014, 06:45am

Publié par Vladimir Ilich

Après la journée de grève de jeudi et l’apaisement de vendredi matin, un texte des actionnaires a de nouveau radicalisé le conflit à «Libération».

A Libération, on a du vocabulaire : «foutage de gueule», «insulte», «bras d’honneur». C’est ainsi qu’a été accueilli vendredi vers 17 heures le texte des actionnaires du journal. Il a suffi d’une demi-seconde, sitôt lus les 3 478 caractères fautes incluses (à Libération, on a le sens de l’orthographe, enfin pas toujours mais souvent quand même). Un à un, on se lève. «Non mais attends, t’as lu ?» D’un poste à l’autre, on s’interpelle. «C’est pas possible, c’est une blague.» Etage après étage, l’équipe se répand dans la vis - le couloir circulaire et central de Libération - jusqu’aux bureaux de la direction de la rédaction. C’est là que le fameux texte est arrivé, envoyé par Nicolas Demorand, signé des «actionnaires», soit Bruno Ledoux, Edouard de Rothschild et le groupe italien Ersel. La teneur de ce texte (lire page suivante) ? Libération sans Libération.

Périphérique. Les actionnaires «regrettent vivement» la grève observée jeudi. Estiment à ce point Libération qu’ils jugent que le journal «ne doit son salut qu’à l’agrégation de subventions de la puissance publique». «Réitèrent leur soutien total» au «directoire qui les représente». C’est-à-dire Nicolas Demorand et Philippe Nicolas, codirecteurs du journal, dont l’équipe a demandé le 26 novembre dernier le départ, à 89,9%. Annoncent «un déménagement devenu inéluctable» et la transformation de Libération en «un réseau social, créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias (print, vidéo, TV, digital, forums, événement, radio, etc.)». Précisent qu’«avec l’aide de Philippe Starck» le siège historique du journal, rue Béranger, deviendra «un espace culturel de conférences comportant un plateau télé, un studio radio, une newsroom digital, un restaurant, un bar, un incubateur de start-up». Et dépeignent «l’esprit» : «celui d’un "Flore du XXIe siècle" […] porté par la puissance de la marque Libération». Cris, hurlements et rires.

Et ça fait trois mois que ça dure, cher lecteur, sans que tu n’en saches rien ou de manière périphérique, dans ce que dit la presse du conflit qui n’en finit pas à Libération et a éclaté fin novembre. Depuis des semaines, depuis des mois, les élus du personnel alertent le directoire sur la situation du journal : ventes en baisse, finances dans le rouge. En vain.

Le 26 novembre, lors d’une AG, l’équipe demande «le départ des deux coprésidents du directoire de Libération [Nicolas Demorand et Philippe Nicolas, ndlr] afin de rendre possible la mise en place d’un vrai projet de développement de cette entreprise et d’un plan d’économie légal et crédible». La veille, lors d’un comité d’entreprise, la direction a présenté un plan comportant deux axes : un paywall - mur payant - pour Liberation.fr et de la vidéo, conçue par les étudiants d’une école de journalisme non conventionnée par la profession. Côté économies, elle évoque des baisses de salaires, des départs à la retraite et du temps partiel ainsi qu’un bouclage du journal à 20 heures - au lieu de 21 h 30 actuellement. «L’aménagement des derniers étages» de l’immeuble pour «un lieu d’échanges» est déjà à l’ordre du jour.

Diapos chiffrées. Dès le lendemain de cette première AG, un nouvel homme entre en jeu : François Moulias, actionnaire minoritaire et représentant de Bruno Ledoux, un des deux principaux actionnaires du journal avec Edouard de Rothschild. C’est Moulias, et lui seul, qui devient l’interlocuteur des élus du personnel. Le 20 décembre, deux heures durant, François Moulias arpente la salle dite du Hublot, où se tiennent toutes les AG de Libération et son comité de rédaction chaque matin. Il présente, diapos chiffrées à l’appui, son plan pour Libération. Le même, en somme, que celui de Nicolas Demorand et Philippe Nicolas. Côté économies : des baisses de salaire (jusqu’à 15% pour les plus hauts) sur la base du volontariat, du temps partiel, des départs à la retraite. Une économie sur l’imprimerie : soit un bouclage plus tôt, à 20 heures - ce qui implique un rendu des derniers articles à 19 heures. Et une économie sur le loyer de l’immeuble, c’est-à-dire un déménagement. Au total, 4 millions d’euros d’économies.

Côté développement : de la vidéo, encore, le paywall, encore. Mais sans un sou de plus : les actionnaires n’y sont pas disposés, refusant aussi de financer un plan social en bonne et due forme. A la sortie, les salariés hésitent. Entre hilarité et inquiétude. Les mesures sociales sont étiques, injustes. Les développements, au mieux incertains, au pire fantaisistes.

«Officiers». Le 6 janvier, nouvelle AG. Les élus ont expertisé le plan Moulias et l’analysent point par point. «Pas viable», telle est la conclusion des élus après leur dissection, minutieuse, informée, travaillée du plan. Nous sommes des journalistes. Les actionnaires l’auraient-ils oublié ?

Parallèlement, depuis la mi-décembre, des ateliers se tiennent. D’abord entre salariés, puis sous l’égide de Fabrice Rousselot, directeur de la rédaction. Il faut refaire, il faut repenser le journal. Tous les sujets sont abordés : les éditos, la ligne politique, la une, le déroulé du journal, l’articulation entre le Web et le papier, les valeurs de Libération, nos faiblesses, nos forces.

François Moulias, lui, tente de persuader l’équipe, service par service. Certains acceptent de le rencontrer, mais c’est pour mieux le convaincre des faiblesses de son plan. D’autres refusent. Une réunion est particulièrement houleuse, celle avec les directeurs de la rédaction. François Moulias s’est fait fort de licencier, et pour faute lourde encore, ceux qui refusent de baisser leur salaire, alors que «les officiers» doivent donner l’exemple, estime-t-il. La métaphore verdunesque n’est jamais loin. Dénonçant «menaces, brutalité et intimidations», les élus du personnel jugent qu’il «s’arroge ainsi le droit de s’ingérer de manière très brutale dans la direction de la rédaction et porte atteinte à l’indépendance de la direction éditoriale vis-à-vis de l’actionnariat du journal».

La tension monte encore d’un cran à la mi-janvier : le bouclage à 20 heures, c’est demain, c’est le 1er février. Il faudra bouleverser le journal, rendre ses papiers plus tôt, sans que le quotidien ait été repensé en fonction de cet horaire drastique. Demain, entre autres, on ne pourra plus faire la une, dans toute la France, sur la mort de Patrice Chéreau, tombée tard.

Les AG se suivent, se ressemblent. Trois mois que les élus dialoguent avec François Moulias et font le boulot que le directoire du journal n’a pas fait. Nicolas Demorand et Philippe Nicolas sont toujours là ; François Moulias est devenu directeur général.

Enfants gâtés. Et puis voilà la folle journée de ce vendredi. La veille, la grève a été votée à 65,6%. Avec ce mot d’ordre : «Un vrai plan de développement, qui passe par une restructuration pérenne de l’entreprise, et un projet éditorial ambitieux qui réponde aux attentes de ses lecteurs.» Et le départ de Nicolas Demorand et Philippe Nicolas. C’est pas évident, les grèves à Libération. Elles sont rares. Le journal est fragile, tout le temps sur le fil, tout le temps au bord du gouffre. Et puis, c’est «notre» journal, le mot revient sans cesse, la grève est un crève-cœur. Nous ne sommes ni des irresponsables, ni des hystériques, ni des enfants gâtés. Ça fait des années qu’à travers les crises et les directions, on le tient tous à bout de bras, ce journal.

Et voilà que ce vendredi à 17 heures, on se prend ce texte des actionnaires en pleine face. Pourtant, l’AG du matin était apaisée. Face aux élus, François Moulias, qui menaçait la veille d’un dépôt de bilan, semble avoir pris la mesure de la grève. «Je suis parfaitement conscient de l’exaspération de l’équipe», leur dit-il. Après avoir eu Bruno Ledoux au téléphone, il s’avance même : «Vu les circonstances, ils écoutent davantage.» Les circonstances : la grève. Ils : les actionnaires. Le principe de quatre pages dans le journal de samedi est adopté : il faut parler aux lecteurs. Un texte des actionnaires est prévu. Un autre, de Nicolas Demorand, est rejeté par l’AG. Et tout le monde de se remettre au boulot : on a un journal à faire, il est déjà 13 h 30.

Joli logo. Quatre heures plus tard, c’est reparti. Chauffé par le texte des actionnaires et baigné d’un drôle de soleil d’hiver, le Hublot est une cocotte. Le plan est clair : «C’est Libération sans Libération.» Il faut déménager le journal mais garder le joli logo. Ejecter les journalistes mais «monétiser»«la marque». Sur la forme, annoncent les élus, «il y a délit d’entrave». Sur le fond, il s’agit là d’«un véritable putsch des actionnaires contre Libération, son histoire, son équipe, ses valeurs.»

Alors ? Alors, la grève ? «Ultracohérent», lance un journaliste. «Suicidaire», répond un autre. Finalement, ce sera un préavis de grève dimanche pour lundi et un journal pour ce samedi, c’est tout ce qu’on sait faire. La une et cinq pages d’Evénement, le nôtre, d’événement, le vôtre aussi.Pour les élus, les négociations viennent de changer de dimension. Hors sujet, le bouclage, les baisses de salaire, il s’agit désormais de construire un Libéland, un Libémarket, un Libéworld. Un losange rouge avec rien derrière, dix lettres qui ne signifient plus grand-chose, sinon le prix auquel on veut bien les «monétiser» : Libération.